L'univers de william Guilmain analysé par Michel wichegrod, journaliste et critique d'art.
Présentation « Mes photographies reflètent mes questionnements sur la difficulté d'être. » Nous sommes prévenus, il ne s’agit pas d’amateurisme, l’être est une notion un peu sérieuse qui s’accommode mal de la désinvolture, et si Jean Cocteau à intitulé La difficulté d’être un livre étincelant et disparate c’est qu’il savait, en dépit de sa réputation de papillon lunaire, qu’il n’y a pas de facilité d’être. Il peut y avoir une légèreté de l’être, éventuellement insoutenable, mais pas une facilité, d’abord parce que ce qui est facile est en général décevant. Il ne s’agit pas non plus de tirer sur une corde ajoutée à un arc – ces cordes secondaires sont souvent des ficelles qui cassent –, d’un dada, d’un passe-temps. Le temps n’a pas besoin qu’on l’aide à passer, il le fait très bien tout seul, il le fait même trop bien, et nous arrivons toujours assez tôt à son extrémité, c’est-à -dire à la nôtre. Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là , dans cet intervalle qui sépare le moment où nous sentons dans notre chair l’écharde de la finitude – et, simultanément, le baume du talent que nous avons, qui nous rendra moins douloureux le transpercement perpétuel de cette écharde, de cette épine, de cet aiguillon vital – et le moment où nous nous ne sentons plus ni cette aiguillon ni ce talent parce que nous sommes mort. Ce n’est pas obligatoirement si grave que ça. Il peut arriver, il arrive parfois que notre talent nous survive, si nous avons bien fait notre travail et si le monde fait bien le sien en triant le bon grain de l’ivraie, dans les livres si nous avons une préférence pour la littérature, dans les photographies si nous avons le goût des images, dans les bonnes actions si nous sommes portés à l’altruisme. Car l’altruisme est une sorte de talent, dont nous sommes très inégalement pourvus. Et l’art, quand il est réel, est une forme d’altruisme, de même que ses productions, quand elles ont une valeur, sont de bonnes actions. Supprimez l’art, ce qui restera sur terre ce sera le mal sans aucun remède, et l’ennui, sans aucun remède non plus. * William Guilmain n’a pas commencé par l’art. Il a commencé par la science, la biologie, la recherche sur le cancer, choses pour lesquelles il était sans doute fait, mais fait en partie, de même que nous sommes, chacun, fait en partie pour telle ou telle chose, soit que cette chose nous occupe la moitié du temps pendant toute notre existence ou la moitié de notre existence et pas la suivante, ou un tiers du temps, ou un quart. Un beau jour il a découvert la véritable vertu des mots, qui est moins de décrire et d’expliquer ce qui est ou ce que nous pensons que de le décrire et de l’expliquer de la manière la plus séduisante possible, la plus excitante, la plus naturelle et la plus sophistiquée. On appelle cette manière, quelles que soient ses variantes, la littérature, et on appelle poésie la manière de cette manière, la manière au carré. William tombe dans ce carré, dont il longe quelques côtés, pensant avoir trouvé la figure géométrique qui correspond le mieux aux instruments de mesure intérieurs de son besoin d’expression. L’Angleterre, parmi sa cohue de poètes au moins aussi bons que ses commandants de marine et que ses espions, avait produit, à cheval sur les XVIIIe et XIXe siècles, Samuel Taylor Coleridge, cavalier des analyses renversantes, hussard des aperçus insolites, un voltigeur, un brillant causeur, un opiomane, comme Cocteau. Coleridge postulait que la bonne prose c’était les mots dans le meilleur ordre, tandis que les bons vers c’était les meilleurs mots dans le meilleur ordre. On peut trouver que c’est une subtilité, mais on s’aperçoit, quand on s’y essaye et qu’on a ce qu’il faut d’exigence, qu’il n’est pas si facile de mettre les meilleurs mots dans le meilleur ordre, même et surtout quand on use du vers libre, ou moderne, dont l’absence de contraintes est une contrainte plus contraignante encore que le carcan des règles classiques. William s’était essayé à cette liberté avec élan, avec constance, avec succès, avec une certaine satisfaction – qui s’était muée peu à peu en insatisfaction, une insatisfaction obscure, comme le sont souvent les insatisfactions, et il avait fini par se sentir à l’étroit dans cette famille artistique, ou étranger, rejeté peut-être, abandonné, sans savoir exactement pourquoi. Les mots l’ayant trahi, il s’en était éloigné sans joie mais sans regrets – « ils retranscrivent imparfaitement les émotions qui nous étreignent » – parce qu’il avait découvert un nouvel outil de création, un spécimen de boîte avec un gros oeil, un cyclope parallélépipédique, encore appelé appareil photo, et un nouveau guide, Raymond Depardon, dont le célèbre Errance l’avait emmené vers d’autres horizons formels et esthétiques, vers une lecture changée des paysages, étendus ou circonscrits, extérieurs ou intérieurs, qui lui passaient devant les yeux ou devant l’esprit, et même jusqu’au panorama d’une espèce de philosophie. Il avait appris et s’était perfectionné en autodidacte. Ce n’était pas une méthode nouvelle ni meilleure qu’une autre, dans la mesure où, comme le dit le photographe anglais Peter Adams, « un appareil photo n’a jamais fait une grande image, pas plus qu’une machine à écrire n’a écrit un grand roman ». Si vous n’avez pas un oeil et pas de talent, vos connaissances techniques et votre matériel de pointe ne vous serviront à rien, ni votre matériel de base, ni votre mauvais matériel – même s’il est vrai, symétriquement, que votre oeil et votre talent ne vous seront pas d’un grand secours si vous n’avez pas un peu plus qu’un minimum de savoir-faire. Et les autodidactes n’ont pas manqué derrière les plaques, les oeilletons, les écrans LCD et l’ingéniosité, dans les laboratoires de développement, penchés sur les agrandisseurs, les bacs, les éprouvettes, les thermomètres, les papiers, les révélateurs et la révélation, les ordinateurs plus récemment, depuis Arthur Batut, qui avait réalisé en 1890 un livre de photographies aériennes prises à partir d'un cerf-volant, jusqu’à Witold Krassowski, qui a saisi sur le vif, et parfois sur le mort, l’effondrement du communisme en Pologne, en passant par William Kinnimond Burton, Écossais mangé par le Japon du XIXe siècle, qu’il restitua en une somme d’images très dépaysantes pour l’époque, ou par Bae Bien-U, le plus coréen des grands photographes, spécialiste des arbres qui serpentent verticalement et des ondulations de collines qui semblent remplir de liquide noir les minces aquariums des cadres… * La lumière des phrases, des vers, des rythmes, qui s’était éteinte ou du moins qu’un abat-jour invisible avait tamisée jusqu’à les plonger dans une morne lueur de brume, s’était déplacée, pour William, d’un support vers un autre, du langage verbal jusqu’à un langage nouveau, composé de traits, de lignes, de masses, de formes, et, donc, de lumière. Et de couleurs ; les couleurs voyagent sans difficultés d’un compartiment cérébral à un autre, Rimbaud l’avait démontré, en tout cas prétendu, dans un sonnet polychrome où il était question des voyelles et des couleurs qui leur étaient associées par ses sensations ou par son arbitraire, retentissante petite pièce qu’il avait écrite du temps où il trafiquait des rimes en Europe et non des armes en Afrique. « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu… » Il associait donc le noir à la forme, au son, au symbole du A, le blanc à la forme, au son, au symbole du E, etc., bien que dans une pure visée de recherche stylistique, de son propre aveu, et non parce qu’il voyait du noir dans un A, du blanc dans un E. La synesthésie, cette faculté d’associer neurologiquement, de manière inhabituelle, un sens avec un autre ou avec plusieurs, ou de le transposer dans le langage d’un autre sens, ou de plusieurs, n’avait rien à voir dans cette invention purement poétique, en dépit du fameux dérèglement des sens dont son promoteur avait mis au point le programme et le slogan. D’autres aventuriers du romantisme avaient fait l’expérience de ces promiscuités atypiques. Théophile Gautier, camarade d’opium de Baudelaire – décidément, l’opium n’est pas pour le peuple –, raconte « le bruit des couleurs », les « sons verts, rouges, bleus, jaunes » qui lui arrivent « par ondes parfaitement distinctes » après qu’il ait absorbé une dose de haschich. Ces chasseurs de paradis ne négligeaient aucun artifice. La langue française et la mémoire de ceux qui la parlent sont truffées de références rimbaldiennes depuis l’apparition de leur auteur sur cette terre, et surtout depuis sa disparition et son entrée dans la postérité. « On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans. » « Ô saisons, ô châteaux… » « La vraie vie est absente… » Et, bien sûr, « Je est un autre. » On a proposé, depuis 1871, quinze mille significations à ce « Je », à ce « est », à ce « autre », et même à ce « un » – pourquoi un, pourquoi pas deux ou plusieurs ? Quinze mille c’est suffisant, on peut se passer d’ajouter des tentatives à cette liste longue comme la perplexité, de même qu’on peut se retenir de chercher le sens exact, s’il y en a un, à ce « Je est une autre », plus nouveau et actuel, plus ambigu. Mais qu’est-ce qui n’est pas ambigu dans l’assemblage protéiforme, le fourbi chaotique de ce que nous appelons notre moi, dans la brocante tintinnabulante de cette entité indéfinissable qui n’est ni tout à fait moi ni tout à fait à moi ? On peut toujours, dans le doute et si vraiment on a besoin d’une explication de texte ou d’image, s’adresser à l’auteur, qui est à priori le mieux placé pour la fournir – mais est-ce si sûr ? – et vous répond par une formule qu’on a toute liberté de prendre à la lettre si on aime s’en remettre aux formules, ou avec des pincettes si on pense qu’il faut s’en méfier, qu’elles sont un jeu, une façon de voir aujourd’hui, une autre façon de voir demain, un peu divergente, peut-être entièrement reconstruite, ou retournée. « Quand je photographie une femme ce n’est pas elle que je photographie, ce n’est pas moi non plus, c’est moi à travers elle. » C’est une explication de première main puisque c’est celle de William, mais c’est une explication qui ne nous éclaire pas beaucoup, et heureusement. Là également, qui est ce « moi », ou pour mieux dire, qu’est-ce que ce « moi », qu’est-ce que ce « elle », qu’est-ce que ce moi passé à travers elle ? Ce sont des énigmes, des rébus, un inconnu passé par une inconnue. C’est une équation, mais une équation qui ne se résout pas. C’est peut-être ce que photographie la photographie : l’insoluble. * Qu’y a-t-il, en effet, sur une photo ? Qu’y a-t-il sur celles-ci ? Des couleurs, des noirs, des blancs, des gris. Des flous, des fuites, des glissements. Des reflets, des scintillements, des ombres, des voiles qui sont des linceuls ou des placentas. Pour quel mort ou quel deuil ? Quelle grossesse, quelle naissance ou quel avortement ? Des robes qui flottent autour de corps qui les remplissent comme à regret et parfois les quittent, laissant dans l’air, sur un banc, sur l’herbe une mue de satin. Où ces corps sont-ils passés ? Et s’agit-il d’envols ou de chutes ? Ces figures féminines qui n’ont, de figure, ni celle de William à travers la leur, substituée ou dissoute, ni la leur – elles n’ont pas de visage ou n’en ont que très peu, un profil lointain, confus ou perdu, un trois-quarts bref, la pointe de flèche arrondie d’une mâchoire et d’un menton vus d’en dessous, un tombé de cheveux, une nuque, pas de regard –, on ne sait pas si elles arrivent dans ce petit monde champêtre, dans ce paradis de poche, ou si elles le quittent. Elles le quittent plutôt, si l’on en croit William. « Une photographie serait la lumière d’une étoile : quand elle nous arrive devant les yeux, sa source s’est déjà tarie. » Quand la lumière de l’étoile nous parvient, l’étoile est éteinte. Quand la lumière du paradis nous parvient, le paradis est perdu – c’est sa nature –, il n’en reste que des échos visibles que nous distinguons au travers de la taie sur notre oeil, la taie de la perte et de la tristesse. Adam est derrière l’objectif. Ève est un spectre mélancolique qui ne fait pas peur, un hologramme figé dans un éternel court-circuit ou dans son ombre étirée, bras levé, main tendue vers l’ombre de l’arbre de vie. Ève ou Ophélie – Hamlet est aussi derrière l’objectif –, une Ophélie d’avant la noyade, qui flotte déjà , assise ou debout, en tout cas au sec, parmi les feuilles, les branches, les fougères, les blés, les coquelicots, dans les lueurs de bouts de ciels, de découpes d’horizons auroraux ou crépusculaires. Les crépuscules sont plus vraisemblables, la tonalité est aux lendemains qui chantent plaintivement ; ces soleil rasants, qu’on suppose plus inclinés vers le nadir que remontés vers le zénith si on est d’un caractère saturnien, l’inverse si on est un optimiste, se couchent ou se lèvent au nord. William est d’une lignée plutôt septentrionale, le Nord, les Flandres, et il a passé une partie de sa jeunesse en Suède, à Malmö, ville passablement froide et plate, à part la vrille géante de la Turning Torso, qui cloue depuis 2005 le très écologique quartier de Västra Hamnen sur les eaux de la Baltique. L’objet de son attention, souvent, est saisi comme par le tunnel d’une longue vue, circonscrit dans le cercle flou d’une prothèse visuelle, d’un intermédiaire optique. Objet hors de portée, indirectement accessible au séparé qui l’a vu et qui, renforçant ainsi la perspicacité de son regard, enserre sa prise intangible pour mieux nous la désigner – à moins qu’il ne s’agisse que de fixer, avant sa désagrégation, la dernière miniature, la vignette finale enregistrée par un oeil déjà lourd, qui se ferme et s’endort. C’est un procédé vieux comme la photographie, qu’on appelle vignetage, justement, et qui a été manié par des photographes aussi respectables que Sally Mann ou Jean-François Joly, mais ce n’est évidemment pas l’ancienneté ou l’originalité d’un procédé qui importe, c’est l’usage qu’on en fait. La Suède n’est pas le Danemark voisin, mais Hamlet – ou Adam, ou le photographe – s’aventure à l’occasion dans le pays d’à côté, en l’occurrence un pays de devant puisqu’il se trouve sous le regard de l’appareil. Longtemps avant le selfie institutionnalisé par le smartphone, l’histoire de l’autoportrait en Occident avait commencé au XIVe siècle et s’était généralisée avec l’invention du miroir de verre à Venise, cité si narcissique qu’on s’y voile régulièrement la face depuis des siècles pour se reposer de soi derrière un masque. On allait jusqu’à se représenter dans le reflet d’un reflet, en peignant sa propre image réfléchie dans un miroir, lui-même inclus dans un tableau, petite gymnastique de multiplication des couches de représentation couramment pratiquée aujourd’hui par le truchement de la photographie. Mais c’est une autre histoire que de se servir d’un retardateur pour passer d’un plan à un autre, de l’arrière à l’avant – ou au front, comme à la guerre –, de la tranchée à la première ligne, de l’abri à la mitraille, du confort du viseur à la bouche du Canon. Non seulement l’expérimentation d’une telle technique risque de nous entraîner dans les méandres d’interrogations difficiles et byzantines sur la notion de temps, mais de plus cette traversée du miroir, ce rideau déchiré, ce tout petit trajet décisif peut inquiéter une conscience délicate, l’exposer au péril, à la crainte d’une vague schizophrénie puisqu’elle se trouve, cette conscience, simultanément et successivement dans le sac de peau de celui qui actionne le déclencheur, franchit la limite et se poste de l’autre côté, où il lui arrive, par exemple, d’être photographié de dos et d’assez loin. Là non plus pas de visage – par quelle pudeur, quelle prudence, quelle crainte, quelle nécessité d’occultation de soi ? –, mais une présence au contour brouillé, éloignée dans les hautes herbes, tournée vers un soleil bas, scène évocatrice peut-être d’un passé solitaire au milieu d’une nature consolatrice, distinctement rousseauiste, indéniablement romantique, probablement animiste. N’est-ce pas, pour le photographe, son monde d’avant, comme disait Stefan Zweig, sa Mitteleuropa personnelle, décalée sur les cartes, indifférente à la géographie établie ? * Revenu à l’abri de son viseur ou de son oeilleton, le photographe réinterprète la chronophotographie, qu’il réalise dans le désordre, la désarticulation, le télescopage de sujets aux altitudes normalement éloignées l’une de l’autre – nuées et feuillages, azurs alarmants et floraisons impérieuses –, de clartés opposées, de moments proches mais pas tout à fait voisins, et fabrique sur tirage de papier coton, à partir de ces saccades d’ellipses qui se chevauchent, quelques longs paravents japonais en moins exotiques, des glissements de cloisons diaphanes promenées devant des galaxies de pâquerettes, des champs de soleils, des explosions de fleurs habillées Second Empire, ou d’une teinte de cuivre ou de feu, superpositions décomposées, dans l’espace, de lais plus ou moins laiteux, de toiles peintes pour des décors qui sont leur propres théâtres. On se prend à essayer mentalement de ré-agencer, pour voir comment ce serait, ces nouveaux Nymphéas argentiques où les fleurs, les nuages, les herbes, les embrasements de trouées de ciels reculés, les poudroiements de pourpre assourdie, d’or étouffé, une sylphide à l’occasion, se frôlent, se recouvrent, se répètent, se poursuivent. Il faut renoncer, car nous ne ferons pas mieux, et considérer, à partir de ces déflagrations de stratocumulus et de pétales, l’autre titre envisagé à l’origine pour cet ouvrage : La couleur du rêve. Sempiternelle partition, disjonction, parfois querelle à l’intérieur du compagnonnage du rêve et de la photo. Couleur ou noir et blanc ? L’étude des rêves nous suggère que c’est la photo, le cinéma et surtout la télévision à leurs débuts qui auraient inventé le rêve en noir et blanc en encrant le spectacle monochrome dans l’oeil puis dans la cervelle de générations entières, qui allaient se coucher après le générique de fin d’« Intervilles » ou des Gens de Mogador. Auparavant, de Néandertal jusqu’à Nicéphore Niépce en passant par la guerre de Cent Ans et la Révolution, la vie était un songe où le sang des cauchemars était forcément rouge. La civilisation de l’image et du jeu vidéo a renoué avec cette habitude naturelle de l’humanité, la peau de chagrin du noir et blanc au cinéma, moins dans la photo, a considérablement réduit le nombre de gens qui ne rêvent pas en couleur, ou qui se l’imaginent, car on n’a pas encore trouvé le moyen d’enregistrer le rêve brut, en direct, dans le cerveau, pour savoir ce qui s’y passe et si ce ne serait pas des univers adjacents. Les rêves qu’on nous rapporte ne sont que ce qu’en disent ceux qui les ont faits, et ce que nous nous rappelons des nôtres, comme la description que nous en donnons, n’est qu’une impression. Il n’y a pas de preuves. Voilà pourquoi nous pouvons, dans l’état présent des moyens de surveillance psychique, commettre n’importe quel crime onirique en toute impunité, multiplier les bienfaits sans en être jamais récompensé et les folies sexuelles les plus échevelées sans risquer l’outrage aux moeurs ou le pilori des réseaux sociaux. Cependant, si la télévision a définitivement pris des couleurs, comme le cinéma – à quelques exceptions près, parodiques, maniéristes –, la photographie en noir et blanc résiste, se développe même, suivant les engouements fluctuants. Et s’il y a fort à parier qu’elle ne disparaîtra pas, c’est qu’elle est, en soi, une interprétation radicale du réel, qui ne ressemble à rien de ce que nous connaissons dans ce que nous appelons la vraie vie, qui du reste est absente, ça aussi Rimbaud l’a dit avant d’aller se taire dans les lointains. Si vous voyez en noir et blanc, c’est que vous souffrez d’achromatopsie ou que vous êtes en train de regarder des photos. Partons du présupposé que ce sont des photos d’art, les autres on ne les regarde pas, on les consomme. * Il est admis d’une manière générale, en photo, qu’on ne mélange pas les torchons et les serviettes, la trivialité de la couleur et la distinction du noir et blanc. C’est une règle, mais c’est une règle moyennement rigide et les règles, de toute façon, sont faites pour être, de temps en temps, tordues, tournées, adaptées ou ignorées. C’est ce qui se produit ici, où, à la première partie du livre, composée d’une imbrication de photos qui ont gardé leurs couleurs avec d’autres qui les ont perdues, suivant une alternance dont les familiers de la fugue musicale sauront sans doute discerner la structure, succède une deuxième partie toute entière faite de photos polaroïd d’un noir et blanc tirant vers d’anciennes teintes bleuâtres ou sépia, s’aventurant parfois jusqu’à des lisières rousses, et dont la dernière ressemble beaucoup à une fuite, à cet instant de la fuite qui n’est pas encore une disparition mais s’en approche indéfiniment. Choc des cultures, la coloriste et la monochrome, interpénétration des mondes sans déperdition dans aucun, alternance des deux faces antagonistes d’une médaille, chacune augmentée par cette fusion et cette diffusion de ses oppositions. Il est souvent bon de croiser les variétés, du moment que ce n’est pas par système, par suivisme ou par obligation. La photo polaroïd, destinée à l’origine aux familles, aux touristes, aux agents d’assurance, aux journalistes et aux impatients, a fini par devenir un genre avant-gardiste et estimable, puis un genre à part entière, anobli par David Hockney, le prolétaire du Yorkshire, par André Kertész, le Hongrois de Paris, par Andy Warhol, le Slovaque de New-York, par Patti Smith, l’Irlandaise du Chelsea Hotel, et, parmi les générations moins illustres et moins reculées, par Stefan de Jaeger, Éric Antoine, Corinne Mercadier… Un polaroïd, c’est une photo précaire, menacée d’effacement, moins stable chimiquement, à l’origine sans négatif. Les choses se sont arrangées de nos jours, certains polaroïds ont un négatif, sans compter qu’on peut scanner ces photos à un coup, comme les antiques pétoires, les photographier à leur tour, multiplier les tirages – et perdre par une telle opération ce qui leur donnait leur aura de cliché ou d’oeuvre d’art uniques, non duplicables. La théorie de l’aura perdue, sortie non pas tout droit mais tout en boucle de la tête multiple et spirale de Walter Benjamin, voulait que l’oeuvre d’art soit dépossédée de son « autorité première » par la reproduction. C’était une théorie discutable, comme toutes les théories, mais qui avait le mérite d’être originale et émouvante, ce que ne sont pas toutes les théories. Les polaroïds de William, qu’ils aient conservé leur aura ou qu’ils en aient acquis une autre dans la reviviscence de l’instantanément développé, semblent souffrir moins extérieurement, de leur reproductibilité, qu’intérieurement, d’une atmosphère de mutilation sentimentale, de préjudice élégant et discret. On les dirait, pour certains, vestiges ou indices, sortis du feu, fondues, noircies ; pour d’autres, déjà fumées dans leur pâleur, cendres grises dans leurs nuances, dernières traces d’une vie rêvée de vacances idéales, idylliques, sensuelles et à tout jamais révolues. * Il arrive qu’un précurseur sans le savoir, par la formulation d’une notion intellectuelle appliquée à un objet du passé plutôt qu’à un objet de l’avenir, évoque à l’avance ce que seront certaines caractéristiques sous-jacentes d’une technique scientifique mise au point quelques années après sa mort. C’est ce qui est arrivé avec John Keats, autre poète anglais du XIXe, pour qui Shakespeare possédait dans la création, à un degré très élevé, la « capacité négative », ce pouvoir « de rester dans l’incertitude, le mystère, le doute, sans s’acharner à chercher le fait et la raison ». N’est-ce pas ce pouvoir qui fait de tout photographe identifié à son art un Shakespeare à sa façon, grand ou petit, reconnu ou méconnu, pour aujourd’hui ou pour plus tard ? Et qu’est-ce que la photographie, sinon l’incertitude, le mystère et le doute mêmes, qui ne nous disent rien de définitif, de précis, d’exact sur le fait particulier qu’ils nous montrent en apparence, ni sur les conditions – la raison, les raisons – qui ont fait advenir cette apparence de fait, cette fraction de phénomène, cet infinitésimal prélèvement sur les choses, intelligible à l’infini ? Nous en disent-ils davantage, d’ailleurs, sur la ou les raisons véritables que nous avons eues d’appuyer sur le déclencheur, si nous somme le photographe ? * L’époque est aux story tellers. C’est une incantation, un mantra tiré de la religion de l’infantilisme : il faut raconter une histoire, artistique, politique, sociale, psychologique, aux petits, aux grands, aux vieux, aux femmes, aux hommes, aux électeurs, aux badauds qui s’adonnent à la randonnée dans les expositions, aux amateurs qui sont venus vérifier leurs goûts, leurs intérêts, leurs passions, aux spécialistes qui finissent par se spécialiser dans la tendance. Mais l’abstrait raconte-t-il une histoire ? Serge Poliakov, Sonia Delaunay, Pierre Soulage en peinture, Bela Kolarova Aaron Siskind, Carlotta Corpron dans la photographie racontent-ils des histoires ? On comprend bien comment des éléments réalistes, plus ou moins réalistes, c’est-à -dire reconnaissables, induisent dans une imagination donnée une extrapolation de ce qui remplit le cadre d’une photo, un accroissement des péripéties antérieures et ultérieures et même des excroissances latérales, toutes personnelles et qui ne ressembleront pas aux péripéties conjecturées par une autre imagination. Mais c’est une tournure d’esprit parmi d’autres, non une fatalité, et précisément, dans une photo le temps peut ne plus couler, la tyrannie de l’histoire cesser. Une version de l’éternité s’installe, qui n’est pas le temps arrêté. L’éternité, ce n’est pas le temps arrêté, c’est le temps disparu. Le contraire d’une histoire. Nous n’avons pas toujours besoin d’une histoire. Nous ne sommes pas toujours des enfants. Une photo peut n’être qu’une image, juste une image comme disait Jean-Luc Godard, un réel à deux dimensions, une feuille de papier, la page d’un livre, un artefact, une construction délibérée qui nous est extérieure, qu’il nous faut, selon nos moyens, nos attentes et nos intentions, contempler, apprécier, étudier, comprendre et ajouter à notre musée imaginaire, cette réserve personnelle d’un univers recréée à notre usage exclusif par la confrontation de ce que nous voyons et croyons voir avec ce que les artistes connus de nous ont vu, cru voir et tiré de leur vision. La plupart du temps, après cette opération, nous vivons mieux, notre oeil lavé connaît ce qu’il ne faisait qu’entrevoir, ce qu’il ne distinguait pas, ce dont il n’avait pas d’idée formée. Mais il avait une attente. L’oeil ne se contente pas de regarder, ni d’écouter, ainsi que l’écrivait Paul Claudel : il attend. Il attend d’une façon particulière. Et quand il attend d’une façon particulière, il reçoit d’une façon particulière. Rimbaud, qui est partout, Rimbaud si cher à ce Claudel à l’oeil acoustique, écrit dans Guerre : « Enfant, certains ciels ont affiné mon optique… » Certains ciels, certaines perspectives, certains parages, des vues, des scènes, non-humaines et humaines, des aventures aussi et des mésaventures, quantité de maîtres, d’ancêtres, d’aînés, de contemporains dans un art ou dans d’autres ont affiné l’optique de l’enfant, de l’homme, du photographe William Guilmain. Pas seulement l’optique physiologique : l’optique mentale également. C’est ce qui nous arrive à tous, mais nous ne sommes pas tous capables de coucher notre optique sur le papier, comme on y couche des idées. Les images, à l’instar des mots imprimés, sont le concret des idées. Ceci est un livre d’idées. Michel Wichegrod, à Montpellier, Mars 2022.